Propos recueillis par Malick Diawara
Les années passent, mais pas toujours les pratiques d’un autre temps comme l’excision, véritable atteinte à l’intégrité et à l’émancipation des femmes en Afrique. Dans cet univers, Nice Nailantei Leng’ete est une personnalité qui compte. Classée en 2018 parmi les 100 personnes les plus influentes du monde selon Time Magazine, cette Kényane de la tribu des Maasaï est emblématique d’une Afrique qui refuse la fatalité. La question est d’importance car, chaque année, ce sont près de 3 millions de filles qui courent le risque d’être victimes de l’excision sur le continent africain. Une réalité qui l’a conduite à se mobiliser au sein de l’African Medical and Research Foundation (Amref), la première ONG africaine de santé publique par son effectif (1 400 salariés, dont 97 % d’Africains) et par ses 150 programmes déployés dans une trentaine de pays avec un impact sur 9 millions de personnes aidées chaque année. Créée en 1957 pour favoriser un accès équitable aux soins avec une priorité pour les femmes et les enfants, l’Amref rayonne sur le continent ainsi qu’en dehors, notamment en France où, à l’occasion de galas, elle collecte des fonds pour financer ses programmes. Le dernier, en octobre, a permis de collecter 250 540 euros et de partager son plaidoyer de solidarité et d’engagement par la voix de sa directrice générale Mireille Faugère. Des personnalités de premier plan des mondes culturel, sportif et politique ont apporté leur contribution, par leur art, leur présence ou à travers des articles mis à disposition dans la vente aux enchères orchestrée par maître Stéphane Aubert, de la maison Artcurial. Ainsi de Laura Flessel et Kylian Mbappé à côté de Rama Yade, ex-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et aux Droits de l’homme sous la présidence de Nicolas Sarkozy, les artistes K.ZIA, les Nèg’Marrons, entre autres. Quoi qu’il en soit, une occasion de découvrir la lutte engagée par cette combattante maasaï qu’est Nice Nailantei Leng’ete, qui s’est entretenue avec Le Point Afrique.
Le Point Afrique : Vous êtes une figure emblématique de la lutte contre les mutilations sexuelles féminines. Quelle est l’essence de votre motivation ?
Nice Nailantei Leng’ete : Tout a commencé il y a 20 ans dans le village maasaï où je suis née, au Kenya, à Kimana. Mes parents étant morts, j’y ai été élevée par mon grand-père. Un soir, ma soeur Soila et moi avons dû nous enfuir parce que nous craignions d’être excisées dans le cadre d’un rituel ancestral appelé « the cut’ ». Il faut dire que la plupart de mes amies et des filles de ma famille l’avaient subi. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai un souvenir douloureux et vivace de ces jeunes filles emmenées tôt le matin dans une hutte. Sous l’effet de la douleur, certaines criaient, d’autres s’évanouissaient. Et, malheureusement, il y en a même qui perdaient la vie. Je redoutais évidemment le jour où ce serait mon tour. Il est finalement arrivé. Ce jour-là, mon oncle a dit qu’il était temps que ma sœur aînée et moi-même soyons excisées. Elle avait 10 ans et moi 8. J’étais désespérée car je voulais continuer à aller à l’école. Caroline, mon institutrice, m’avait soutenue et poussée à résister. Elle était mon seul modèle à l’époque, la seule qui me donnait de l’espoir. N’ayant pas le choix, j’ai décidé de m’enfuir. La première fois, j’étais avec ma sœur Soila. La deuxième fois, j’étais seule car ma sœur s’est dit que, si elle restait, je pourrais peut-être être épargnée car plus jeune. Et c’est ce qui s’est passé. Je n’oublierai donc jamais que ma sœur s’est sacrifiée pour moi. Je lui en suis éternellement reconnaissante.
Comment vous y prenez-vous pour faire avancer votre cause dans des environnements où la résistance est aussi culturelle que sociale ?
L’excision est une tradition de ma communauté depuis des siècles. Les filles la subissent quand elles ont entre 8 et 10 ans. C’est un rite de passage qui est censé les préparer au mariage. Tout en étant profondément attachée à ma communauté et à ses traditions, je considère que cette partie de notre identité maasaï est plutôt destructrice. Car il ne s’agit pas seulement d’une mutilation physique, c’est aussi une amputation de l’avenir et des droits des filles. C’est parce que j’ai conscience de cela que j’ai décidé de refuser d’être excisée. Je savais que je paierais un lourd tribut pour ma résistance. Il faut en effet savoir qu’une fille non excisée est exclue de la communauté. Elle est vue comme une personne incomplète qui ne pourra jamais avoir de mari. Pour bien en comprendre la gravité, il y a juste à réaliser qu’il n’y a même pas de mots pour qualifier une femme non excisée tant sa situation confine à la honte. Pour éviter le sombre destin qui m’attendait, j’ai pris mon courage à deux mains et suis revenue, toute craintive et inquiète, chez mon grand-père. J’ai quand même plaidé ma cause, tout en lui disant que j’étais prête à partir définitivement s’il ne m’écoutait pas. Aussi incroyable que cela puisse paraître, un miracle s’est produit car non seulement il m’a écoutée mais il m’a aussi donné l’autorisation de poursuivre mes études. Je suis vraiment très fière de cela car, devenue la première fille de mon village à aller au lycée, j’ai vu l’admiration que je suscitais dans le regard des autres filles.
Et puis, un jour, Amref Health Africa est venue dans notre village avec son programme destiné à l’éducation des enfants en matière de santé sexuelle et reproductive. J’avais 17 ans. La rencontre avec l’Amref a renforcé ma confiance en moi et m’a surtout enrichie en termes d’argumentation. Quatre ans durant, j’ai tout fait pour expliquer aux aînés de notre communauté pourquoi il était important de surseoir à cette pratique de l’excision. Cela n’a pas été facile car, en principe, cela n’est pas autorisé aux femmes. Mais, à force d’insister et de persévérer, j’ai commencé à être écoutée et ensuite à convaincre certains hommes que l’excision était néfaste pour toute notre communauté. Petit à petit, les choses ont évolué et, finalement, ce sont les anciens qui ont persuadé le reste de notre village d’abandonner cette pratique. En lieu et place des douloureux moments qui leur étaient auparavant promis, les filles se retrouvaient désormais dans une situation où leurs rêves étaient pris en compte. Non seulement les aînés les bénissaient comme ils le faisaient auparavant mais ils leur ont permis de poursuivre des études avant le mariage et la maternité. Entrée à l’Amref, avec qui j’ai commencé à travailler en racontant mon histoire un peu partout, j’ai eu le bonheur de voir des femmes acceptées pour la première fois à la réunion des anciens maasaï. C’était en 2014, au mont Kia. Depuis, la constitution orale maasaï a été changée afin qu’il soit mis fin à l’excision des filles.
Avec l’Amref, vous avez réussi à mettre en place des rites alternatifs. Expliquez-nous comment cela est mis en œuvre.
L’idée des rites de passage alternatifs est de garder ce qui est bon dans notre tradition et de remplacer la mutilation par l’éducation. Quand nous arrivons quelque part, c’est cette démarche que nous partageons avec les populations. Une fois que ce principe est accepté par un village, il y a comme un effet d’entraînement dans les autres villages grâce au soutien des anciens désormais fiers de promouvoir l’éducation plutôt que la mutilation.
Comment l’Amref accompagne-t-elle ce processus ? Elle aide à identifier, éduquer et soutenir celles que l’on qualifie de « championnes », c’est-à-dire les jeunes filles qui résistent comme je l’ai fait il y a quelques années. L’Amref les aide à proposer, développer et diriger des rites de passage alternatifs au sein de leur communauté. Je suis parfaitement consciente que ces rites de passage alternatifs ne peuvent pas fonctionner partout, mais au moins la démarche de responsabilisation des communautés aura été entreprise. Nous pouvons être fiers des résultats obtenus car, grâce au leadership des communautés à côté de l’Amref, plus de 17 000 filles sont passées par des rites de passage alternatifs au Kenya et en Tanzanie. Ce qui leur a permis d’éviter d’être excisées.
Au-delà de ce que vous avez observé au Kenya et en Afrique de l’Est, qu’est-ce qui vous a le plus frappée à Sédhiou, au Sénégal, où vous vous êtes rendue en septembre 2019 ?
À Sédhiou, au Sénégal, où le taux de prévalence de l’excision est de 75 %, le bureau régional de l’Amref en Afrique de l’Ouest a officiellement commencé à développer un projet appelé Girl’s Choice Future. Je m’y suis rendue et ai été impressionnée par l’engagement volontaire de toutes les parties prenantes rassemblées autour de l’Amref sur la question des mutilations sexuelles féminines : des représentants du gouvernement, des ONG locales, des femmes de divers groupements… Ce sont autant de communautés différentes de celles que je connais au Kenya, mais la façon d’agir avec elles est la même. Nous devons les convaincre que les comportements doivent changer. À Sédhiou, la « championne » qui m’a rappelé celle que j’étais au début s’appelle Fatoumata. Actuellement, l’Amref l’accompagne dans ses initiatives pour éduquer et convaincre les communautés au sein desquelles elle vit. Et cela donne beaucoup d’espoirs.
120 000 personnes sont touchées par les mutilations sexuelles féminines en France. Quelle réflexion cela vous suggère-t-il ?
Cela ne me surprend pas. L’excision et les autres mutilations sexuelles féminines ne sont pas un problème africain. Ils sont un problème mondial. L’explication réside dans le fait qu’en Europe et en Amérique du Nord des diasporas de différentes communautés voyagent en s’accrochant avec force à des traditions même si elles sont d’un autre temps. Cela signifie qu’il y a encore beaucoup à faire pour éloigner des millions de filles du danger de l’excision.
Quel bilan dressez-vous des actions passées et quels sont les axes d’initiatives que vous projetez de mettre en œuvre ?
Nous devons sensibiliser davantage de personnes à la santé en matière de sexualité et de procréation. Mariages précoces, grossesses précoces et mutilations sexuelles féminines sont des réalités d’un même univers. En tant qu’ambassadrice internationale de l’Amref pour l’abandon de l’excision, je souhaite promouvoir le processus qui va conduire à mettre fin aux mutilations sexuelles féminines d’ici à 2030, comme le préconise l’ONU. En tout cas, j’y crois fermement car notre approche est efficace, même si elle exige de remplir plusieurs conditions. Ainsi, d’abord, de respecter profondément les personnes, les principes fondamentaux qui les guident avec leurs traditions. Ensuite, de faire preuve de patience et de persévérance en travaillant au sein des communautés dont il faut faire évoluer les mentalités. Enfin, de mobiliser un maximum d’acteurs, dont des gouvernements, des ONG, des personnalités. Quand je me remémore l’éclat dans les yeux des filles que j’ai croisées au Kenya, en Tanzanie, au Sénégal et un peu partout, je me dis que cela vaut vraiment la peine de s’investir.
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